Pourquoi les thomistes devraient accepter l’argument du kalam

Contexte

Il est bien connu que saint Thomas d’Aquin et ses disciples n’acceptent pas l’argument cosmologique du kalam visant à prouver l’impossibilité d’un passé infini. Cet argument – qui remonte au moins à Philopon- a pourtant été défendu par de nombreux théologiens catholiques dont saint Bonaventure, docteur de l’Eglise, ainsi que d’autres philosophes catholiques contemporains : Frédéric Guillaud, Alexander Pruss, Robert Koons ou encore David Oderberg.

L’objet de cet article est de mettre en lumière une incohérence chez saint Thomas au sujet de cet argument et de montrer en quoi les thomistes fidèles à la pensée de saint Thomas devraient, eux aussi, accepter le kalam. Autrement dit, il s’agit de développer un argument contre la pensée de saint Thomas en partant de principes déjà concédés par ce dernier.

L’argument central

L’argument pourrait se présenter ainsi :

  1. Si un passé infini est possible, alors il est possible qu’il existe une multitude réellement infinie de choses.
  2. Or il est impossible qu’il existe une multitude réellement infinie de choses (l’infini actuel ne peut pas exister).
  3. Donc le passé ne peut pas être infini (par 1 et 2)

L’argument est logiquement valide par contraposition [« A implique B » est logiquement équivalent à « non(B) implique non(A) »]

Dans la littérature philosophique contemporaine, le cœur de l’argument se joue normalement dans la défense de la prémisse 2. Le théiste cherche en général à prouver l’impossibilité de l’infini actuel via différentes expériences de pensées comme l’hôtel de Hilbert ou le paradoxe des planètes d’Al Ghazali. Pour des raisons expliquées dans mes différents ouvrages, je suis convaincu de la position finitiste.1 Toutefois, je ne m’attarderais pas à montrer l’impossibilité de l’infini actuel ici car cette impossibilité est déjà admise par saint Thomas lui-même.

En effet, dans la Somme théologique, ce dernier traite de la question : Peut-il y avoir dans les choses une multitude infinie ? et y répond de la manière suivante :

« On dit qu’une multitude est infinie par soi quand quelque chose requerrait pour exister qu’il y ait une multitude infinie. Et c’est cela qui est impossible, car alors une chose serait, qui dépendrait pour exister d’un nombre infini de préalables, de telle sorte qu’elle ne pourrait jamais être produite, car on ne peut arriver au bout de l’infini. On parle d’une multitude infinie par accident quand l’infinité des préalables n’est pas requise nécessairement pour la production de la chose, mais se trouve de fait. On peut rendre manifeste cette différence dans le travail du forgeron, qui requiert nécessairement plusieurs préalables : le savoir-faire dans sa tête, l’activité de ses mains, son marteau. S’il fallait multiplier à l’infini ces préalables, jamais l’ouvrage ne se ferait. Mais la multitude des marteaux utilisés en fait, parce que l’un se brise et doit être remplacé par un autre, est une multitude par accident ; c’est par accident en effet qu’on emploie plusieurs marteaux, et cela ne changerait rien à l’action, qu’on en utilise un ou deux, ou plusieurs, voire une infinité si le travail se poursuivait pendant un temps infini. De cette manière donc, nos auteurs [Avicenne et Al Ghazali] ont jugé possible qu’il y ait une multitude infinie en acte, si c’est par accident. Mais cela est impossible. En effet, une multitude doit appartenir à une espèce donnée de multitude. Or les espèces de la multitude correspondent aux espèces du nombre. Mais nulle espèce de nombre n’est infinie, car le nombre se définit une multitude mesurée par l’unité. On doit donc dire que toute multitude infinie en acte est impossible, par soi ou par accident. » (Somme Théologique, Tome 1, Question 7, article 4)

Il est donc parfaitement clair que saint Thomas accepte la prémisse 2 de mon argument. Reste alors à montrer que si l’existence d’un passé infini était possible alors il serait possible qu’il existe une multitude réellement infinie de choses. Pour cela, il suffit de décrire un simple scénario où cela pourrait arriver.

Le scénario est le suivant : Imaginons que Dieu ait choisi de créer un atome chaque jour depuis un temps infini dans le passé. Quel serait le nombre d’atomes existant aujourd’hui ?

Eh bien une infinité ! Si tel était le cas, il existerait aujourd’hui une multitude réellement infinie d’atomes.2

Par conséquent s’il on admet qu’un nombre de jours infini dans le passé est possible alors il faut aussi admettre que l’existence d’une multitude infinie l’est aussi (car rien n’empêche Dieu- qui est omnipotent- de créer ex nihilo un atome chaque jour dans le passé).

Et comme saint Thomas nie la possibilité d’une multitude réellement infinie de choses, il devrait se rendre à l’évidence et accepter la conclusion de notre syllogisme.

Une objection déjà envisagée ?

Dans la Question 46 Article 2 de la somme théologique, Saint Thomas semble traiter de cette objection. Il envisage un scénario où le monde serait éternel et où il existerait un nombre infini d’âmes humaines. : «Si le monde et la génération ont toujours existé, des hommes en nombre infini nous ont précédés. Mais l’âme humaine est immortelle. Ainsi une infinité d’âmes humaines existeraient aujourd’hui en acte, ce qui est impossible. On peut donc savoir de science certaine que le monde a commencé, et on ne le tient pas seulement de la foi. » (objection 9)

L’objection nous semble être un argument valide pour quelqu’un qui veut bien admettre l’impossibilité de l’infini actuel.

Toutefois saint Thomas y répond de la manière suivante (que nous jugeons non convaincante): « Ceux qui pensent que le monde est éternel éludent cet argument de diverses manières. Pour certains il n’est pas impossible qu’il existe en acte une infinité d’âmes, comme le montre la Métaphysique d’Algazel affirmant qu’il s’agit là d’un infini par accident. Mais nous avons déjà écarté cette opinion. Certains disent que l’âme est détruite avec le corps [ce qui n’est pas compatible avec la position chrétienne]. D’autres, que de toutes les âmes il n’en subsiste qu’une après la mort.[idem] Mais d’autres encore, selon Saint Augustin, ont soutenu, à cause de cela, la métempsycose, c’est-à-dire que les âmes séparées des corps durant un certain nombre de cycles reviendraient animer d’autres corps. De tout cela nous traiterons dans la suite. Il faut cependant observer que cet argument n’a qu’une portée particulière. Par conséquent on pourrait encore tenir l’éternité du monde, ou même d’une créature, comme l’ange, mais non l’éternité de l’homme. Or nous traitons ici du cas général : y a-t-il une créature qui puisse avoir existé de toute éternité ? »

Notez que saint Thomas élude la substance de l’argument initial qui visait à montrer que la possibilité d’un passé infini implique la possibilité d’un infini actuel. Il ne répond pas sur le fond de cet argument et l’esquive de manière que je trouve incompréhensible.

Que doit faire saint Thomas pour nier cet argument ? Il doit soutenir que si Dieu avait choisi de créer un monde éternel alors il aurait été logiquement impossible pour lui de créer un homme (ou une âme) chaque jour dans le passé ! Thèse bien difficile à soutenir car elle semble, à première vue, s’opposer à l’omnipotence de Dieu.

En effet, quelle serait donc cette « force mystérieuse » qui empêcherait un Dieu tout puissant de créer ex nihilo un homme (ou tout simplement un atome qui subsiste dans l’existence) chaque jour dans le passé jusqu’au moment présent ?

Sauf à commettre une pétition de principe, s’il on admet la possibilité d’un passé infini alors on ne peut pas nier qu’il est logiquement possible pour Dieu d’exercer sa puissance créatrice chaque jour depuis un passé infini.

Il faut donc se rendre à l’évidence : ou bien le thomiste doit accepter le kalam ; ou bien il doit rejeter le finitisme et accepter la possibilité de l’infini actuel ; ou bien il doit soutenir qu’un Dieu omnipotent ne peut pas réaliser des actions aussi simples que la création ex nihilo d’objets qui persistent dans l’existence depuis un passé infini. Il n’y a pas d’autres alternatives.


  1. [1] Voir mes chapitres sur le kalam dans Soyez rationnel devenez catholique 2022 et Les travers de la zététique, 2023 ↩︎
  2. Sans invoquer Dieu, on pourrait aussi mentionner ici l’expérience de pensée de Frédéric Guillaud d’un lutin éternel qui s’amuserait à écrire un trait sur une ardoise chaque jour depuis un passé infini. Le nombre de traits sur l’ardoise ici et maintenant serait bel et bien un nombre infini. ↩︎

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