Contexte
J’ai récemment eu un débat avec Arnaud Dumouch sur le thème: « Les bébés morts baptisés vont-ils immédiatement au ciel? » sur ma chaine Youtube.
Normalement un tel sujet ne devrait pas être l’objet d’un débat parmi les catholiques car le magistère a tranché définitivement cette question. L’Eglise enseigne dogmatiquement que les bébés morts après le baptême sont garantis d’être sauvés et rentrent immédiatement au paradis. Voici quelques textes du magistère infaillible à ce sujet:
« Nous approuvons donc le baptême des enfants, et s’ils sont morts après le baptême, avant d’avoir commis des péchés, nous confessons et croyons qu’ils sont sauvés » (Innocent III, Profession de foi prescrite aux Vaudois, 1208 ; Denzinger 794)
« Par cette constitution qui restera à jamais en vigueur, et en vertu de l’autorité apostolique nous définissons que selon la disposition générale de Dieu, les âmes des enfants régénérés par ce même baptême du Christ ou encore à baptiser, une fois qu’ils l’auront été, s’ils viennent à mourir avant d’user de leur libre arbitre, aussitôt après leur mort […] sont et seront au ciel, au Royaume des cieux et au paradis céleste avec le Christ, réunis dans la compagnie des saints anges » (Constitution Dogmatique Benedictus Deus, Benoit XII)
« Et les âmes de ceux qui après avoir reçu le baptême n’ont été souillées d’absolument aucun péché […] sont aussitôt reçues au ciel et contemplent clairement Dieu trine et un lui- même» (Concile de Florence, Bulle Laetentur caeli d’union avec les Grecs : Denzinger 1305)
Suite à ce débat un ami a publié un texte très intéressant pour approfondir la discussion. Je le partage ici:
Baptême des enfants et degrés du salut: Une réflexion alternative au débat de Mathieu Lavagna et Arnaud Dumouch
Le salut des enfants morts baptisés est une vérité de foi. S’il est vrai que Tertullien
a pu regretter le pédobaptisme, la plupart des autres Pères de l’Église justifiaient sa vertu salvifique. Saint Irénée, par exemple, déclarait : « C’est tous les hommes que le Christ est venu sauver par Lui-même – tous les hommes, dis-je, qui par lui renaissent de Dieu : nouveaux-nés, enfants, adolescents, hommes d’âge ».
C’est pourquoi, l’Église a proclamé comme un dogme la vérité du salut par le baptême quel que soit l’âge : dans sa constitution dogmatique Benedictus Deus du 29 janvier 1336, le pape Benoît XII affirme ainsi ex cathedra que « les âmes des enfants régénérés par ce même baptême du Christ […], s’ils viennent à mourir avant d’user de leur libre arbitre, aussitôt après leur mort […] sont et seront au Ciel, au Royaume des cieux ». Ainsi le débat qui a opposé l’apologète Matthieu Lavagna au théologien Arnaud Dumouch, lequel soutenait l’accès différé des enfants morts baptisés au salut, n’a pas lieu d’être : la purification opérée par le
baptême suffit à sauver l’âme des enfants qui, décédés sans avoir eu à user de leur libre arbitre pour pécher, ont quitté cette vie l’âme pure et restaurée. Le salut par le baptême n’a donc pas à être un « théologoumène », c’est-à-dire un point discutable de la théologie.
En revanche, ce qui mérite discussion et qui pourrait en un sens réconcilier les deux parties en reposant le débat sur des termes orthodoxes et appropriés, c’est la question de l’état correspondant au salut de ces enfants morts baptisés. En effet, il est sans doute erroné d’avoir une conception purement égalitaire, et finalement non méritante, du salut.
Le dogme enseigne en effet l’accès des enfants morts baptisés au « royaume des
Cieux » (Benedictus deus). Or, plusieurs pères de l’Église, en particulier Origène et à sa suite saint Évagre le Pontique, distinguent le « royaume des Cieux » du « royaume de Dieu ». Les « Cieux », toujours au pluriel en hébreu, signifient en effet les degrés supérieurs de la Création, constitués par les hiérarchies angéliques. Or, ce sont précisément les Vêpres des Anges qui sont chantées lors la messe – à tonalité joyeuse – célébrée traditionnellement pour la sépulture des petits enfants morts baptisés.
Cette distinction entre le royaume des Cieux et le royaume de Dieu s’inscrit dans
deux autres séries de distinctions. La première concerne les trois étapes de la vie mystique d’après : purification, illumination et perfection, que l’on retrouve chez Origène et Grégoire de Nysse. Chez Origène, influencé par Philon d’Alexandrie, elle provient de la 3 distinction néoplatonicienne entre l’ « éthique », ordonnée à la purification de l’âme, qui est la seule à avoir effectivement lieu pour un petit enfant n’ayant pas encore pu user de son libre-arbitre et de son intelligence pour la contemplation ; la « physique », ordonnée à la connaissance des natures incorporelles, et enfin la « théologie », ordonnée à la connaissance suprême de Dieu. Origène rapporte ces trois états à trois livres fondamentaux de l’Ancien Testament : les Proverbes pour l’éthique, l’Ecclésiaste pour la physique, et le Cantique des Cantiques pour la théologie ou époptie, puisqu’il est question
dans ce dernier texte des noces de l’épouse avec son Époux, c’est-à-dire du mariage amoureux de l’âme avec Dieu. C’est dans ce cadre, et dans ce cadre seulement, que l’analogie paulinienne avec le mariage peut avoir lieu : dans ce stade suprême de la vie mystique.
La distinction de ces différents états se justifie finalement dans la différence entre
les « trois degrés du salut » que discernent les Pères de l’Église, qui distinguaient,
notamment chez Grégoire de Nysse, le sanctification et la déification. Comme le résume Dom Anselm Stolz, pour les Anciens, Paradis et Royaume étaient « deux endroits différents » : l’un était atteint par la restauration baptismale de l’union à Dieu jadis rompue par Adam, tandis que l’autre menait plus loin, étant donné que la grâce du Christ dépasse le niveau préternaturel de l’humanité antérieure au péché originel pour l’unir carrément à la vie trinitaire du Dieu unique – d’où sa qualification d’« heureuse faute » (felix culpa).
Dans ces conditions, pour saint Ambroise, le Paradis est « comme le souterrain de Royaume » : « il est la région inférieure d’où les élus, chacun selon son mérite, monteront vers les régions plus élevées du Ciel ». Or, si le petit enfant mort baptisé est pur et sans faute, il se trouve qu’il n’a pas non plus mérité. On peut donc vraisemblablement faire l’hypothèse que l’état spirituel correspondant à son salut n’est pas celui du Royaume, mais celui du Paradis. Pour Ambroise, la promesse faite par le Christ au bon larron a pour signification qu’ « il parviendra au Royaume à partir du Paradis, et non au Paradis à partir du Royaume ». Il y a donc bien une distinction, sans séparation, des deux états de béatitude. À ces deux lieux spirituels, saint Irénée de Lyon en ajoute même un troisième. Il distingue, selon les degrés de perfection atteints pendant la vie, la Jérusalem nouvelle, correspondant à la personne de l’Esprit ; le Paradis, correspondant au Fils, et enfin le Royaume, correspondant au Père, en qui, néanmoins – et il est important de le souligner – tous les sauvés seront finalement récapitulés lors du Jugement dernier. Finalement, Origène définit à son tour le Paradis comme une « école des âmes » préparatoire et subordonnée au Royaume. La différence entre les mérites de l’enfant et de l’adulte correspond donc à la différence entre la sanctification, préparatoire et subalterne par rapport à la déification, selon l’analogie que l’on rencontre chez saint Paul, lequel distingue le « lait » de la doctrine, qui n’est accessible qu’aux êtres qui, comme les enfants, sont « encore charnels », de la « nourriture solide » prête pour les adultes dans la foi et la sagesse (1 Corinthiens III, 2).
Ces distinctions auront un grand avenir, puisqu’on les retrouve dans la Divine Comédie de Dante où sont distingués le Paradis terrestre, celui du Jardin correspondant à l’humanité non-blessée par le péché, et le Paradis céleste et véritable. La considération de cette hiérarchie du salut permet d’ailleurs de répondre à l’accusation nietzschéenne, selon laquelle la vie spirituelle chrétienne correspondrait à une fuite de la vie. Par-là, on résout l’objection selon laquelle des parents pourraient tout à fait souhaiter le décès de leur propre enfant baptisé si cela permet de lui assurer le salut : car, tout au contraire, si les parents d’un enfant mort baptisé n’ont aucun souci à se faire pour l’âme de leur enfant, ils doivent aussi avoir à l’esprit, en plus de cette précieuse consolation, que l’aventure que l’enfant est appelé à mener en cette vie est celle d’une ascension spirituelle riche en grâces proportionnées à ses mérites. Le sens de la vie est de rechercher la plus parfaite union possible à Dieu, ce qui n’est nullement donné à ceux qui, voulant s’abstenir de péché, s’abstiennent aussi librement de vivre : pour ceux-là, raconte Dante au chant III, leur place est dans l’antichambre de l’enfer, l’Antinferno : déplaisant aussi bien « à Dieu qu’à ses ennemis », ces tièdes, neutres ou lâches, « qui n’ont jamais été vivants, / étaient nus et harcelés sans cesse / par des mouches et des guêpes qui étaient auprès d’eux ».
En conclusion, d’après l’ensemble de ces données, rapidement et compendieusement réunies, on peut donc donner raison à Matthieu Lavagna face à Arnaud Dumouch sur le fait qu’il n’y a aucun débat quant au salut des enfants morts baptisés. Mais il faut rétorquer néanmoins que l’état correspondant au salut de ces enfants n’est pas non plus dogmatisé. L’état des enfants sauvés est donc bien, lui, un théologoumène, d’autant que la Tradition distingue clairement différents états de vie spirituelle qui s’échelonnent des premières formes de sanctification jusqu’à la déification complète de l’âme. La vie spirituelle est une grande aventure, la plus grande des quêtes : celle du Saint-Graal.