
Est-il possible de démontrer, en principe qu’il ne peut pas y avoir plusieurs dieux (polythéisme)? Avant de répondre à cette question encore faut-il définir ce que l’on entend par « Dieu ». Dans le théisme classique, Dieu est « l’être parfait », ou encore, selon saint Anselme, « l’être le plus grand qu’on puisse concevoir ». On peut donc définir Dieu comme étant « la cause incausée immatérielle, éternelle, non-spatiale, intelligente, omnisciente, omnipotente, et pleinement bonne ». Certaines définitions de type thomistes ou leibniziennes vont inclure la notion de nécessité métaphysique, ou encore de simplicité et de pure actualité. A partir de ces attributs, nous pensons qu’il est possible de montrer qu’il ne peut exister qu’un seul Dieu.
Le rasoir d’Ockham
Avant d’aborder ces arguments, rappelons un principe fondamental qui penche en faveur de l’unicité : celui du rasoir d’Ockham. Ce principe affirme qu’on ne doit pas multiplier les êtres sans nécessité. Si vous êtes sur une scène de crime et que vous voyez une victime avec trois balles dans le ventre, l’hypothèse la plus simple est de supposer que c’est la même personne qui a tiré ces trois balles, pas de dire qu’il y a eu trois tueurs différents qui ont tous visé au même endroit. Lorsqu’une hypothèse simple suffit à rendre compte des faits, il est inutile d’en invoquer une plus complexe. Il en va de même pour Dieu. Si une seule cause incausée intelligente et transcendante à l’Univers suffit pour expliquer l’existence du monde, il est inutile d’en invoquer plusieurs. L’hypothèse monothéiste est donc préférable à priori avant même d’examiner les arguments.
Mais il est possible d’aller encore plus loin, en montrant qu’il est en principe impossible d’avoir plusieurs dieux en se fondant sur les concepts d’omnipotence de perfection et de nécessité.
- L’impossibilité de l’existence de plusieurs êtres omnipotents
Il serait en principe contradictoire d’avoir deux êtres omnipotents car leurs volontés pourraient s’opposer (l’un pourrait vouloir créer un Univers avec telle ou telle loi et l’autre pourrait s’y opposer). Les philosophes Joshua Hoffman et Gary Rosenkrantz, nous demandent d’imaginer deux êtres omnipotents, Dieu A et Dieu B tous deux existant dans le même monde:
« Si cela était possible, alors il pourrait arriver qu’à un certain moment, t, Dieu A, tout en conservant sa toute-puissance, tente de déplacer une plume, et à ce même instant t, Dieu B, tout en conservant sa toute-puissance, tente de maintenir cette plume immobile. Intuitivement, dans ce cas, ni Dieu A ni Dieu B n’affecteraient la plume quant à son mouvement ou son repos. Ainsi, dans ce cas, à t, Dieu A serait impuissant à déplacer la plume, et à t, Dieu B serait impuissant à maintenir la plume immobile ! Mais il est absurde de supposer qu’un agent tout-puissant n’ait pas le pouvoir de déplacer une plume ou le pouvoir de la maintenir immobile. Par conséquent, ni Dieu A ni Dieu B ne sont omnipotents. En conséquence, il est impossible qu’il y ait deux agents omnipotents coexistant. » (Hoffmann & Rosenkrantz 2002, 168)
2)L’impossibilité d’avoir plusieurs êtres métaphysiquement nécessaires
On peut aussi prouver l’unicité de Dieu en se fondant sur les concepts de nécessité et de perfection. Être nécessaire, c’est n’avoir aucun attribut contingent au sein de son essence. Or, supposons par l’absurde qu’il puisse exister deux êtres nécessaires distincts qu’on appelle X et Y. Ces deux êtres devraient pouvoir se distinguer l’un de l’autre par leurs attributs (autrement, ils seraient strictement identiques).
Mais avec quelles distinctions ? La taille ? Non, car l’être nécessaire est par nature infini. La connaissance ? Non, car tout degré fini de connaissance serait contingent. On se rend vite compte que toute distinction entre X et Y impliquerait une forme de contingence, car la nature de la nécessité est de telle sorte qu’elle ne peut admettre aucune différence ontologique. Par conséquent, il est contradictoire de penser qu’il puisse exister plus d’un être nécessaire.
Frédéric Guillaud résume l’argument avec beaucoup de justesse : « l’unicité de l’être par soi tient à sa nature même, de telle sorte qu’il n’est pas seulement improbable qu’il y en ait plusieurs, mais parfaitement contradictoire. Il suffit de s’interroger sur ce que suppose la multiplicité pour s’en rendre compte. Admettons donc qu’il existe deux êtres par soi, A et B, également immatériels et nécessaires. En quoi pourrait bien consister leur distinction ? Notre esprit, dominé par l’imagination, et comme malgré lui, commence par se les représenter côte-à-côte, comme deux corps. A et B se distingueraient par leurs coordonnées spatiales. Mais c’est évidemment impossible, puisque l’être par soi est atemporel et non spatial. Aucune distinction de ce type n’est donc possible. S’il peut exister plusieurs individus d’une même espèce (par exemple plusieurs briques ou plusieurs chiens) c’est parce qu’ils sont des êtres matériels. Cette pluralité-là est évidemment exclue pour un être immatériel. Il reste un autre critère de distinction : la nature même de la chose, son essence (il existe différentes espèces). Mais réfléchissons : en analysant l’être nécessaire, nous avons découvert qu’il n’avait pas d’essence, si l’on entend par essence une manière à chaque fois déterminée de contracter la perfection de l’existence ; nous avons vu que l’être nécessaire ne peut être défini comme une certaine manière de contracter l’existence, mais qu’il doit être l’existence même dans sa plénitude (car de tout être qui est ainsi, on peut demander pourquoi il n’est pas autrement, ce qui veut dire qu’il est contingent et non nécessaire). Or, ce qui fait que deux êtres immatériels se distinguent, c’est précisément leur essence, c’est-à-dire leur manière déterminée et différentes de contracter l’existence. L’être par soi n’ayant pas d’essence, deux êtres par soi ne pourraient se distinguer. S’il y avait deux êtres par soi, il faudrait donc qu’il y ait deux manières déterminées et différentes de ne pas être défini par une manière déterminée de contracter l’existence. Ce qui est contradictoire. Ou bien encore: s’il y avait deux êtres par soi, il faudrait que deux êtres soient distincts sans se distinguer ni par les coordonnées spatio-temporelles, ni par l’essence. Autrement dit qu’ils soient tous les deux l’existence pure, c’est-à-dire… le même. Et cela fonctionne dans l’autre sens: s’il y avait deux êtres par soi, il faudrait que l’un ait au moins une caractéristique essentielle que l’autre n’ait pas, autrement dit que l’un soit la plénitude de l’existence et l’autre pas, ce qui veut dire qu’il n’y aurait en fait qu’un seul être par soi et que l’autre serait causé par lui. » ( Frédéric Guillaud, Dieu existe arguments philosophiques, Cerf 2013)
De même, s’il y avait deux êtres absolument parfaits, il faudrait qu’ils se distinguent par quelque chose que l’un a et que l’autre n’a pas. Ce qui implique qu’au moins un dieu « manquerait » de quelque chose. Or tout manque implique une imperfection. Ainsi, il ne saurait y avoir plusieurs dieux « parfaits ».
Conclusion
En conclusion, la thèse de la pluralité de Dieu s’autodétruit systématiquement. Il ne peut pas y avoir plusieurs êtres nécessaires, parfaits et ou omnipotents. Si quelqu’un affirme qu’il y a plusieurs dieux, cela prouve qu’il n’a pas bien analysé le concept de Dieu au plan métaphysique.