Un argument contre l’avortement fondé sur l’identité personnelle

L’argument que nous allons développer ici nous vient d’Alexander Pruss.1 Cet argument a pour objectif de fonder l’immoralité de l’avortement non pas en se fondant sur le fait que le fœtus soit une personne, mais on se fondant sur une notion distincte : l’identité personnelle. Cet argument prétend montrer que l’avortement est immoral sans faire appel à la notion de personne. La thèse de Pruss est que l’avortement est immoral dans exactement les mêmes circonstances pour lesquelles il est immoral de tuer un adulte. Pour montrer cela, Pruss procède en deux temps. Premièrement il démontre que nous avons tous été un fœtus. Ensuite il cherche à montrer que la raison pour laquelle il est immoral de me tuer aujourd’hui implique nécessairement qu’il aurait été immoral de me tuer quand j’étais encore dans le ventre de ma mère.

Commençons par démontrer la première affirmation. Comment établir que j’ai été un fœtus/embryon ? N’est-ce pas là une prémisse évidente ? Tous les manuels d’embryologie démontrent qu’au moment de la conception un organisme humain génétiquement distinct commence d’exister.2 Mais en quoi cet organisme serait-il identique à moi, Matthieu Lavagna ?

Sautez dans une machine à remonter le temps jusqu’en 1998. Vous découvrirez que ma mère est enceinte et qu’elle porte un fœtus. Mais qui est ce fœtus ? La réponse peut paraître triviale : ce fœtus, c’est moi à un stade antérieur de ma vie. Il est d’ailleurs parfaitement logique que ma mère parle de la période où elle était enceinte de moi. Lorsqu’elle affirme cela, elle dit simplement que l’individu qu’elle portait dans son ventre est le même individu que je suis aujourd’hui. Cela ne signifie évidemment pas que toutes nos caractéristiques sont les mêmes. De toute évidence, je suis beaucoup plus développé aujourd’hui que lorsque j’étais un fœtus. L’identité signifie ici que je suis le même individu à travers le temps.

En disant que j’étais dans son ventre, il semble que ma mère ait parfaitement raison. Je suis le même organisme avec le même ADN qui a grandi progressivement dans une continuité parfaite. Certes, j’ai changé. Mais tout changement suppose une substance, une base qui demeure. Et c’est cette base qui permet à mon identité d’être préservée à travers le temps. Il nous semble donc a priori intuitivement évident que l’embryon dans le ventre de ma mère, c’était bien moi.

Mais Pruss va plus loin. Il propose de donner une preuve rigoureuse de cette intuition. Nous exposons sa démonstration tout à fait intéressante de manière adaptée ici.

Présentation de l’argument

Reprenons les choses depuis le début : neuf mois avant ma naissance, ma conception a eu lieu. Un spermatozoïde de mon père a fécondé un ovule de ma mère. Dans les vingt-quatre heures, un nouvel organisme a commencé d’exister, un organisme qui ne faisait partie ni de ma mère ni de mon père. Cet organisme était génétiquement distinct de mes parents et orienté vers son propre développement. Appelons cet organisme humain génétiquement distinct « Bob ». La personne qui voudrait nier le fait que j’ai commencé d’exister au moment de la conception devra alors soutenir que Bob et moi-même sommes deux entités différentes. 

Pruss introduit alors un principe métaphysique simple : « Si un organisme qui existait autrefois n’est jamais mort, alors cet organisme existe toujours aujourd’hui ». Ce principe est une évidence. Si un organisme vivant ne meurt jamais, il existe encore ! C’est tout simplement du bon sens.3

Or il est évident que Bob n’est jamais mort. Pour le montrer il suffit de regarder l’évolution de Bob : « Si nous disposions d’une caméra et que nous regardions ce qui se passe dans l’utérus dans lequel vit Bob, nous verrions un embryon se développer, des cellules se différencier, un fœtus se former, grandir et enfin une naissance. Si nous continuons à regarder, nous verrons que Bob devient un nouveau-né, puis un tout petit, un enfant, un adolescent, et enfin – un adulte. En d’autres termes, le développement et la croissance de Bob est ininterrompu et continu. Bob continue à se développer, à grandir, à acquérir de nouvelles caractéristiques, mais il continue également à vivre tout au long de ce processus. »[3]

Par conséquent, il est clair que Bob n’est jamais mort. Pruss conclut alors d’après son principe métaphysique initial que Bob existe encore aujourd’hui. En effet, si un organisme vivant comme Bob, a existé à un moment donné et qu’il n’est jamais mort, alors il existe toujours ! Mais la question qui vient spontanément est alors : où est donc passé Bob ? Où se trouve-t-il aujourd’hui ?

Pruss répond à cette question de la manière directe : « La réponse peut sembler fort simple : Bob est tout simplement identique à moi. En effet, chaque partie de Bob (autres que les cellules du placenta et du cordon ombilical) s’est développée de manière continue, si bien que chacune s’est finalement développée à partir d’une partie de Bob. Il serait donc absurde de chercher Bob ailleurs. Si Bob est quelque part, il est ici : là où je suis. Il est vrai que la plupart des cellules d’origine de Bob ne sont plus là, mais cela n’empêche pas la survie de l’organisme. Bob ne peut pas être une simple partie de mon corps, parce que tout mon corps vient continuellement du corps de Bob. Par conséquent, on ne peut pas prendre une partie de mon corps de côté et dire « cette partie de moi est Bob ». Ce serait parfaitement absurde. Il est donc clair que Bob et moi-même sommes parfaitement identiques. Il est facile de constater que chacun de mes organes est un organe de Bob puisque les organes de Bob se sont développés en chacun de mes organes. Ainsi, moi et Bob sommes des organismes ayant tous nos organes en commun. Mais cela n’est possible que si je suis Bob. »

Par conséquent la première prémisse “J’ai commencé d’exister au moment de ma conception” est établie. On résumera formellement la preuve de Pruss ainsi :

  1. 9 mois avant ma naissance, un organisme humain génétiquement distinct a été créé dans le ventre de ma mère. [fait scientifique]
  2. Appelons cet organisme « Bob ». [définition]
  3. Bob continue de se développer sans jamais mourir. [fait scientifique]
  4. Si un organisme qui a existé dans le passé n’est jamais mort, alors cet organisme existe toujours aujourd’hui. [prémisse métaphysique évidente]
  5. Donc Bob existe toujours aujourd’hui. (par 1-4)
  6. Or à la question : « Où est passé Bob ? », il n’existe qu’une réponse possible : « Bob, c’est moi ! Il ne peut pas être ailleurs puisque tous mes organes se sont développés à partir du corps de Bob »
  7. Donc j’ai commencé d’exister au moment de ma conception

Ayant établi ce fait, nous pouvons à présent présenter notre reformulation de l’argument général de Pruss :

  1. J’ai commencé d’exister au moment de ma conception.
  2. Il est immoral de me tuer intentionnellement aujourd’hui.
  3. S’il est immoral de me tuer intentionnellement aujourd’hui, il aurait été immoral de me tuer intentionnellement à n’importe quel stade antérieur de ma vie.4
  4. Donc, il aurait été immoral de me tuer après ma conception. (par 1,2 et 3)
  5. L’avortement m’aurait tué après ma conception.
  6. Donc il aurait été immoral de m’avorter (par 4 et 5)

L’argument est logiquement valide. La prémisse 1 a été bien établie.[5]La prémisse 5 est factuellement vraie (si la prémisse 1 est vraie). J’espère de tout cœur que personne ne sera enclin à nier la prémisse 2. En réalité, la seule prémisse qu’il nous faut défendre est la 3.

Pourquoi penser que s’il est immoral de me tuer aujourd’hui, il aurait été immoral de me tuer à un stade antérieur de ma vie ? Pruss soutient cette prémisse en affirmant qu’il aurait été immoral de me tuer quand j’étais un fœtus ou un embryon pour les mêmes raisons qu’il serait immoral de me tuer maintenant. Mais pourquoi serait-ce immoral de me tuer maintenant au juste ? Les gens ne se posent jamais la question tant il leur semble évident que le meurtre est immoral. Mais c’est une question philosophique sérieuse : qu’est-ce qui rend le meurtre immoral ?

Après tout, si nous ne comprenons pas pourquoi il est immoral de me tuer quand je suis adulte, comment pourrions-nous montrer que l’avortement est immoral ? Essayons donc d’y voir plus clair. Ce qui rend le meurtre répréhensible de manière générale, ce n’est ni l’effet sur le meurtrier, ni l’effet sur les amis et les parents de la victime, mais bien l’effet sur la victime. La perte de ma vie  est l’une des plus grandes pertes que je puisse subir. En effet, la mort me prive de toutes les expériences, activités, projets et plaisirs qui auraient autrement constitué mon avenir. Par conséquent, me tuer est immoral, principalement parce que le meurtre m’inflige l’une des plus grandes pertes possibles : la privation de la totalité de mon avenir.

Le philosophe athée Donald Marquis explique : « En me tuant, vous me privez de toutes mes activités, projets, expériences futures. […] Ces activités, projets, expériences et plaisirs liés à mon avenir n’ont pas de valeur pour moi maintenant, mais elles en auront à mesure que je vieillirai. Lorsque je suis tué, je suis privé à la fois de ce que j’estime aujourd’hui et qui aurait fait partie de ma vie personnelle future, mais aussi de ce que je finirais par apprécier. Par conséquent, lorsque je meurs, je suis privé de toute la valeur de mon avenir. Le fait de m’infliger cette perte est, en définitive, ce qui fait que me tuer est un mal. Par conséquent, il semblerait que ce qui rend le meurtre de tout être humain adulte gravement mauvais est la perte de son avenir. »5

En clair : si vous me tuez aujourd’hui, moi qui suis juridiquement innocent, vous me causez un tort gigantesque : vous me privez du bien qu’est la vie et de toutes mes futures expériences futures. Ceci est une raison suffisante pour conclure qu’il est immoral de me tuer.6 Mais cette simple réflexion nous amène à la conclusion suivante : s’il est immoral de me tuer aujourd’hui parce que cela me prive de mon avenir, alors il est tout aussi immoral, voire pire, de me tuer à des stades antérieurs de ma vie pour la même raison !

Supposez que vous m’ayez tué il y a un an. Vous m’auriez alors privé de plus de choses que si vous me tuez maintenant. Vous m’auriez privé de ma précédente année de vie, en plus des années qu’il me reste à vivre à partir d’aujourd’hui. Imaginez maintenant que vous m’ayez tué il y a dix-sept ans ? J’aurais alors perdu encore plus d’années de ma vie. Je n’aurais jamais eu le plaisir de faire des études de mathématiques, de philosophie et de théologie. Vous m’auriez aussi privé de l’entièreté de mon adolescence. Si vous m’aviez tué quand j’avais quatre ans, vous m’auriez privé de la majeure partie de mon enfance, de mon adolescence, de mes années d’études supérieures, etc. Enfin, si vous m’aviez tué quand j’étais un nouveau-né, vous m’auriez privé de tout cela en plus de mon enfance. Autrement dit, plus vous me tuez tôt, plus vous me privez de mon avenir et plus vous me faites du mal. La victime est la même, c’est bien moi, mais le tort qui m’est causé est plus grand.

Si l’on considère à présent la mise à mort hypothétique de l’embryon que j’ai été, ce meurtre aurait fait exactement la même victime : moi. Tuer cet embryon m’aurait tué à un stade très précoce de ma vie et vous m’auriez alors privé de tout mon avenir, alors que j’étais parfaitement innocent dans le ventre de ma mère. Même si je n’étais pas conscient de cette persécution, vous m’auriez causé un grand tort. Vous m’auriez privé de la totalité de mon existence.7

Remarquez que tout ce que nous avons dit jusqu’à présent ne présuppose aucunement le fait que j’étais une personne ou non dans le ventre de ma mère. L’argument de Pruss fonctionne indépendamment du fait que le fœtus soit une personne.8 Tout ce qui compte, c’est que c’était moi la victime de cette exécution. S’il est immoral de me tuer aujourd’hui parce que cela me prive de mon avenir, alors il aurait été immoral de me tuer à un moment antérieur de ma vie pour la même raison. Par conséquent, cette théorie de l’immoralité du meurtre permet de conclure que l’avortement est immoral même si je n’étais pas une personne.

Comme le disait le philosophe athée Donald Marquis, cette théorie de l’immoralité du meurtre « ne repose ni sur des revendications religieuses, ni sur le dogme papal »9 Par conséquent, nous avons une fois de plus un argument non-religieux contre l’avortement que des personnes athées devraient accepter. Cette théorie attire d’autant plus les athées comme Marquis, justement parce qu’ils ne croient pas à la vie après la mort. Or si vous croyez que tout s’arrête à la tombe, alors il semble logique que l’immoralité du meurtre ne peut se fonder que sur la seule chose qui peut encore avoir de la valeur pour vous : votre avenir sur terre.

Si vous êtes religieux, vous pouvez reconnaître que le meurtre peut être immoral aussi pour d’autres raisons. Par exemple, un chrétien pourrait soutenir que le meurtre est immoral parce que l’homme est créé à l’image de Dieu et que la vie humaine est sacrée en soi. En revanche personne (athée ou croyant) ne devrait nier que me priver de la totalité de mon avenir et mes expériences futures suffit à rendre mon exécution immorale. Nous pouvons au moins nous mettre d’accord là-dessus. Et comme l’avortement m’aurait privé de la totalité de mon existence et de mes futures expériences sur terre, cela suffit à conclure qu’il aurait été immoral de m’avorter. Etant donné que je ne suis pas différent des autres êtres humains, cette conclusion s’applique à tous les autres fœtus humains (s’il est immoral de m’avorter moi, il aurait été immoral d’avorter qui que ce soit). Ce qu’il fallait démontrer.[22]


  1. https://uffl.org/vol12/pruss12.pdf Alexander Pruss, I was Once a fetus, that is why abortion is wrong ↩︎
  2. Voir l’ensemble des manuels d’embryologie cités dans mon livre La raison est pro-vie, arguments non religieux pour un débat dépassionné, Artège, 2024 ↩︎
  3. D’après Pruss : « Si quelqu’un pense que quelque chose peut exister à l’instant A et ne pas exister à un instant ultérieur B, sans avoir cessé d’exister entre ces deux instants, il est inutile d’argumenter davantage. ». Une telle personne a sombré dans l’irrationalité.  ↩︎
  4. Nous présumons ici que je suis juridiquement innocent pour laisser le débat ouvert sur la peine de mort. ↩︎
  5. Don Marquis, Why Abortion is Immoral (1989). https://rintintin.colorado.edu/~vancecd/phil215/Marquis.pdf Chose intéressante, Marquis se revendique lui-même athée et défend ardemment l’immoralité de l’avortement pour des raisons philosophiques. Son article démontre une fois de plus qu’il n’y a pas besoin d’être religieux ou même théiste pour être contre l’avortement. ↩︎
  6. Attention : nous ne disons pas ici que la seule chose qui rend le meurtre immoral est la privation de mon avenir. Il se pourrait que me tuer soit immoral pour d’autres raisons. En revanche, l’idée qu’il est immoral de me tuer parce que cela me prive de mes expériences futures est une condition suffisante pour rendre le meurtre immoral. Et cette raison devrait être en particulier acceptable par un athée qui nie l’existence de la vie après la mort. ↩︎
  7. Peter Singer avait affirmé que le fœtus n’était pas « persécuté » par un avortement précoce parce qu’il n’est pas conscient à ce moment-là. Mais cette réponse tape complètement à côté de l’argument. Si quelqu’un me tue pendant mon sommeil, il est certain que j’aurais été violenté, bien que j’étais inconscient. Il en est de même si j’avais été dans le coma. Par conséquent, le fait que je sois inconscient dans le ventre de ma mère ne signifie aucunement qu’il soit impossible de me violenter. De manière générale, il n’y a pas besoin d’être conscient d’être persécuté pour subir réellement une persécution. Par exemple, supposons qu’un médecin mal intentionné viole une patiente dans le coma qu’il trouve très attirante. Bien que cette fille ne soit pas consciente du mal qui lui est fait, personne ne nierait que le mal qui lui a été infligé est bien réel. Il en est de même pour moi quand j’étais un fœtus. Bien que je ne sois pas conscient du mal qui m’est fait quand le docteur me tue, le mal que je subis reste bel et bien réel : on me prive de la totalité de mon existence. ↩︎
  8. Évidemment, ceux qui défendent l’idée selon laquelle nous sommes des personnes essentiellement, devront conclure que le fait que j’ai été un foetus, implique que ce fœtus était lui aussi une personne. En revanche , l’argument de Pruss a une certaine force, contre un bon nombre de défenseurs de l’avortement qui pensent que l’être humain n’est pas une personne essentiellement. ↩︎
  9. https://rintintin.colorado.edu/~vancecd/phil215/Marquis.pdf ↩︎

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