Contexte
Beaucoup de catholiques mal formés du XXIe siècle sont choqués en apprenant que l’Église enseigne l’existence d’Adam et Ève. On entend souvent des
phrases du type : « Non, la Genèse est un texte imagé, il n’est pas à prendre
au sens littéral, Adam et Ève sont des personnages fictifs qui symbolisent notre humanité. » La première partie de la phrase est correcte. La Genèse, étant donné son genre littéraire, n’a pas vocation à être intégralement interprétée au sens littéral. La création, par exemple, y est racontée en grande partie sous forme de jours symboliques. En revanche, de là à en déduire que tout dans la Genèse est imagé et que rien n’est historique, il y a un pas que l’Église n’a pas franchi. Celle-ci affirme, en effet, l’existence historique d’Adam et Ève, en tant qu’ancêtres de l’humanité. Le Catéchisme dit ceci (§ 375) : « L’Église, en interprétant de manière authentique le symbolisme du langage biblique à la lumière du Nouveau Testament et de la Tradition, enseigne que nos premiers parents Adam et Ève ont été constitués dans un état « de sainteté et de justice originelle»
Rappel de la doctrine
La doctrine est en substance la suivante : Adam et Ève ont existé et ont
vraiment commis le péché originel (symbolisé par la pomme et l’arbre de la
connaissance dans le jardin d’Éden). Celui-ci est, en réalité, un péché d’orgueil: nos premiers parents ont librement choisi de se séparer de Dieu, en se
laissant tenter par la voix de Satan qui leur proposait un choix alternatif où
ils pouvaient s’émanciper de l’autorité divine et choisir eux-mêmes le bien
et le mal. Le pape Paul VI rappelle cela solennellement dans son Credo rédigé après le concile Vatican II, où il reprend les éléments importants du concile de Trente: « Nous croyons qu’en Adam tous ont péché, ce qui signifie que la faute originelle commise par lui a fait tomber la nature humaine, commune à tous les hommes, dans un état où elle porte les conséquences de cette faute et qui n’est pas celui où elle se trouvait d’abord dans nos premiers parents, constitués dans la sainteté et la justice, et où l’homme ne connaissait ni le mal ni la mort. C’est la nature humaine ainsi tombée, dépouillée de la grâce qui la revêtait, blessée dans ses propres forces naturelles et soumise à l’empire de la mort, qui est transmise à tous les hommes et c’est en ce sens que chaque homme naît dans le péché. Nous tenons donc, avec le Concile de Trente, que le péché originel est transmis avec la nature humaine, « non par imitation, mais par propagation », et qu’il est ainsi « propre à chacun ». »1
Est-ce incompatible avec l’évolution?
Le Pape Pie XII remarquait déjà en 1950 qu’une certaine forme de théorie de l’évolution bien comprise n’était pas strictement incompatible avec la foi: « C’est pourquoi le magistère de l’Église n’interdit pas que la doctrine de l’évolution, dans la mesure où elle recherche l’origine du corps humain à partir d’une matière déjà existante et vivante – car la foi catholique nous ordonne de maintenir la création immédiate des âmes par Dieu – soit l’objet […] d’enquêtes et de débats » (Humani Generis, 1950)
En 1996, le pape saint Jean-Paul II a déclaré à l’Académie pontificale des sciences : « Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après la parution de l’encyclique de Pie XII, de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse. Il est en effet remarquable que cette théorie se soit progressivement imposée à l’esprit des chercheurs, à la suite d’une série de découvertes faites dans diverses disciplines du savoir« 2 Et le Pape ajoute ceci : « Pie XII avait souligné ce point essentiel : si le corps humain tient son origine de la matière vivante qui lui préexiste, l’âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu. En conséquence, les théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme. Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne. »
En d’autres termes, la foi chrétienne nous enseigne que l’âme humaine ne provient pas de l’évolution et qu’elle a été immédiatement insufflée par Dieu à un moment donné de l’histoire. Ce n’est qu’à partir du moment où Dieu a insufflé cette âme que Adam et Eve ont commencé d’exister et que ces derniers devirent, par ce fait même, le premier homme et la première femme de l’humanité. Théologiquement, il est donc faux de dire que l’Homme au sens propre descend du singe. En revanche, il est possible de soutenir que biologiquement, le corps humain a évolué de l’espèce Homo sapiens avant que l’âme ne lui soit insufflée. Ce n’est qu’à partir de cette insufflation que l’on peut dire que le premier homme et la première femme ont été créés. En effet, dans l’anthropologie chrétienne, l’être humain n’est vraiment une personne qu’à partir du moment où le corps, l’âme et l’esprit sont unifiés.
Les objections matérialistes contemporaines
Malheureusement, il semble que ce genre de distinction conceptuelle ait
échappé aux scientistes modernes qui pensent encore que l’existence de l’âme
est incompatible avec l’évolution. Certains athées modernes estiment
que la science peut désormais se prononcer en faveur de l’inexistence de
l’âme. C’est le cas de Yuval Noah Harari qui, dans son best-seller Homo deus avait osé affirmer au grand public la chose suivante : « Les découvertes scientifiques récentes contredisent catégoriquement le mythe monothéiste (de l’âme). »
Comment justifie-t-il sa thèse ? Eh bien, tout simplement en affirmant que
les laboratoires scientifiques n’ont pas réussi à la détecter : « Les expériences
en laboratoire sapent […] la partie la plus importante du mythe monothéiste à
savoir que les humains, eux, auraient une âme. Les chercheurs ont soumis Homo Sapiens à des dizaines de milliers d’expériences plus bizarres les unes que les autres, scruté tous les recoins de notre cœur et de notre cerveau. Jusqu’ici, ils n’ont pas découvert d’étincelle magique. Il n’existe aucune preuve scientifique que, à la différence des cochons, Sapiens ait une âme« 3
Éblouissante analyse ! Comme si l’âme pouvait se détecter à travers l’interaction moléculaire de nos cellules ou grâce à des signaux électriques de nos cerveaux! Il est sidérant de voir que de telles bêtises puissent être écrites par des gens titulaires d’un doctorat. D’après lui, l’âme serait une entité matérielle palpable comme les autres, capable d’être détectée empiriquement dans un laboratoire. Mais quel chrétien, au juste, a déjà soutenu une telle conception de l’âme ? Personne. Il est évident que, d’un point de vue chrétien, l’âme humaine n’étant pas matérielle, elle ne saurait être l’objet d’une telle investigation. Celui qui dit que l’âme humaine n’existe pas car elle n’a pas pu être détectée par la méthode empirique dans un laboratoire commet le même sophisme que celui qui affirme qu’il n’existe pas de morceaux de plastique sous le sol puisque le détecteur de métal n’a pas réussi à en trouver.
Harari poursuit ses accusations infondées : « Si les sciences de la vie doutent
de l’existence de l’âme, ce n’est pas seulement faute de preuves : c’est aussi que
l’idée même de l’âme contredit les principes fondamentaux de l’évolution. Cette contradiction explique le déchaînement de haine que la théorie de l’évolution inspire aux monothéistes fervents » (p118)
Intéressant. Devons nous en conclure que les papes, depuis Pie XII, ne sont pas de fervents monothéistes ? Ce que dit Harari n’est pas sérieux et témoigne d’une profonde méconnaissance de ce que le christianisme enseigne sur la création. En quoi affirmer que Dieu aurait choisi d’insuffler une âme (immatérielle) dans un corps humain à un moment donné dans l’histoire serait-il contraire à l’évolution ? Il est absurde au niveau épistémologique de suggérer une incompatibilité entre les deux, puisque la science est en principe incapable de se prononcer sur l’existence de l’âme. Par conséquent, l’existence d’Adam et Ève en tant que personnes unifiées est tout à fait compatible avec la théorie de l’évolution.
Mais à quand remonte leur existence ? Ont-ils existé avant ou après l’homme
de Néandertal ou l’espèce Homo sapiens ? Certains, tels William Lane Craig,
ont fait des recherches sérieuses à ce sujet4 mais, par prudence, nous nous
contenterons de dire que nous ne pouvons rien affirmer avec certitude.
Ce que nous savons par la Révélation, c’est qu’à un moment donné dans
l’histoire, Dieu a choisi de créer le premier homme, Adam, en lui insufflant
une âme spirituelle. Ceci, la science n’est pas capable de l’étudier, car elle
n’étudie que ce qui est matériel. L’Église est, par conséquent, en droit de se
prononcer sur l’origine de l’humanité en ce sens, car elle ne sort pas de son
domaine épistémologique en s’exprimant sur l’âme humaine. À moins d’être
complètement matérialiste, il serait absurde de penser que la science puisse
se prononcer sur l’origine de l’homme au sens large, car elle n’a pas accès
à l’âme humaine.
Ce raisonnement avait d’ailleurs déjà été proposé par la Commission théologique internationale en 2004 : « En ce qui concerne la création immédiate de l’âme humaine, la théologie catholique affirme qu’il y a des actions particulières de Dieu produisant des effets qui transcendent la capacité des causes créées agissant selon leur nature. Faire appel à la causalité divine pour rendre compte d’un saut proprement causal, distinct d’une simple lacune explicative, ce n’est pas recourir à l’opération divine pour combler les « trous » des connaissances scientifiques humaines (et introduire ainsi le prétendu « Dieu bouche-trou »). Les structures du monde peuvent être considérées comme ouvertes à une action divine, non contrariante, qui cause directement des événements dans le monde. La théologie catholique affirme que l’émergence des premiers membres de l’espèce humaine […] constitue événement qui ne peut pas s’expliquer de manière purement naturelle et qu’il est approprié d’attribuer à une intervention divine. Agissant indirectement à travers des chaînes causales qui sont à l’œuvre depuis le début de l’histoire du cosmos, Dieu a préparé le chemin vers ce que le pape Jean-Paul II a appelé « un saut ontologique », »le moment du passage au spirituel ». Si la science peut étudier ces chaînes causales, il revient à la théologie de rendre compte de la création spéciale de l’âme humaine […]. »5
- Credo de Paul VI, « Le péché, la croix et le baptême », 1968 ↩︎
- Discours à l’Académie pontificale des sciences en octobre 1996 ↩︎
- Yuval Noah Harari, Homo Deus : une brève histoire de l’avenir, Albin Michel, 2017, p. 118-119. ↩︎
- On pourra lire son excellent livre, In Quest of the Historical Adam: A Biblical and Scientific Exploration, paru en septembre 2021. ↩︎
- Commission théologique internationale, « Communion et service : la personne humaine créée à l’image de Dieu », 2004, n° 70. ↩︎